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le déclin de la République Corporelle

Chapitre I: Là où le sage sema les grains de la sottise​


   Les paupières s'ouvrirent sur ce nouveau jour dans le corps humain. Le coeur battait allègrement et le sang circulait dans un tranquille flot qui alimentait toutes les contrées de l'immense République Corporelle. Tous les organes s'affairaient à leurs tâches respectives en parfaite symbiose et le Directeur, admirant du haut de son poste de commande la magnificence du système dont il était le grand orchestrateur, ne put retenir un élan de l'Emotivité et pensa en lui-même: "Dieu merci, je fais partie de cela." Sur ces paroles, il revint à ses esprits et ordonna un sourire. Oui, aujourd'hui serait une belle journée... En fait, si pour l'Emotivité chaque jour était une aventure, pour le Directeur ils se ressemblaient tous. Diriger, réagir, solliciter, consulter, décréter, cela était si machinalement accompli que c'en était devenu presque instinctif. En fait, c'en était à la limite lassant. Il s'était bien gardé de laisser paraître ses états d'âme, de crainte que la Conscience et le Jugement, qui surveillaient ses moindres actions ne fussent alertés par cet éveil identitaire. La monotonie rongea progressivement la vie du Directeur qui, avide de nouveauté, commença à tisser des liens plus intimes ou plutôt moins "officiels" avec la Glande Hypophyse. Il prit ainsi l'habitude de détourner une certaine quantité d'hormone de croissance, oh une infime proportion en comparaison de la production totale, afin de se faire construire de beaux quartiers. Après tout, il avait été le Grand Architecte de ce prodigieux assemblage de cellules, deux au tout début, et de sa créativité visionnaire avait été rendue possible la création de tous les organes, de toutes les facultés, de tous les membres ainsi que la multitude des composantes visibles et invisibles. Certainement il méritait un peu de confort car de tous les intervenants de la République Corporelle, c'était assurément lui le plus important. Ainsi donc au fil du temps, le "Dieu merci, je fais partie de cela" devint: "Dieu merci, je suis Moi".
 
   Le temps passa et la République Corporelle, malgré la petite indélicatesse égocentrique du Directeur fonctionnait toujours à plein régime, ce dernier ayant pris bien soin que nulle partie du corps ne fut affectée par sa manoeuvre, moins par vertue que par la crainte d'être découvert. Or un jour par le plus pur des hasards, un messager endocrinien découvrit une nouvelle structure dans le Cerveau et, une fois de retour dans sa glande, prit les moyens de diffuser ce fait singulier dans tout le corps. La Conscience fut la première informée et, outrée par cette aberration s'en alla questionner le Directeur sur l'utilité de cette nouvelle aile. Aussi confus que honteux, ce dernier se montra évasif, prétendant que le corps avait besoin d'un centre de recherche sur les maladies héréditaires et que c'était dans cette optique que la nouvelle aile avait été érigée. Le sceptissisme étant une seconde nature pour elle, la Conscience alla s'enquérir auprès du Vérificateur Général sur la légitimité de tout cela et exigea que lui fut signalée toute anomalie comptable concernant la chimie du corps. Ce dernier dans son rapport, dévoila qu'il n'y avait pas la moindre trace dans ses dossiers de quelque centre de recherche que ce soit mais que pour le reste, tout semblait adéquat sur le plan comptable, hormis une légère, mais alors là très négligeable déficience dans la distribution d'hormone de croissance aux orteils, ainsi qu'un ravitaillement d'insuline à l'attention de la Glande Hypophyse légèrement supérieure aux normes. Insatisfaite mais encore davantage suspicieuse, la Conscience demanda depuis combien de temps se manifestaient ces "légers écarts". Le vérificateur répondit que ces irrégularités étaient tellement épisodiques qu'il fut bien embêté de répondre à cette question avec certitude. Sur ce, la Conscience fit deux choses: Tout d'abord, elle visita les orteils pour constater si la carence en hormone de croissance avait causé quelque effet pervers et ensuite, exigea une commission d'enquête sur la nouvelle aile, les agissements du Directeur, l'état des orteils et l'implication de la Glande Hypophyse. Après de longues tergiversations, le Directeur céda enfin et une rumeur jusqu' alors jamais vue parcouru tout le corps.



Chapitre II: Où l'on acquit la protection en diluant la productivité

   Pendant ce temps les orteils, qui bien que petits n'en étaient pas plus bêtes, commencèrent à se questionner sur la présence et l'insistance de tous ces neurotransmetteurs et de cette rumeur d'hormone de croissance dont on les aurait privés. Jamais n'avait-on vu autant d'effervescence dans les extrémités inférieures du corps; aussi l'insécurité commençait-elle à les gagner. Ils réagirent en se regroupant sous un même groupe solidaire, les Travailleurs Unis dans l'Anonymat Corporel. Lors de leurs subséquentes assemblées, ils échangèrent beaucoup et en vinrent à se convaincre qu'ils étaient exploités et qu'on leur accordait bien peu de reconnaissance. Alors se produisit quelque chose de loufoque: les orteils refusèrent de bouger jusqu'à ce qu'on leur accorde les mêmes privilèges qu'aux autres parties du corps. On exigea des lavages plus fréquents, les ongles coupés plus souvent, des chaussettes propres à tous les jours et même des massages lorsque d'autres parties du corps en profitaient. De plus, on réclama rétroactivement les quantités d'hormone de croissance dont on avait été brimé. Les pieds se plaignirent rapidement de l'inconfort que produisaient les déplacements sans la collaboration des orteils. La Conscience, qui depuis qu'elle avait harangué le Directeur avait pris l'habitude de remettre en question à peu près toutes les actions de ce dernier, non pas qu'elle le jalousa mais bien plus parce qu'elle avait acquise l'intime conviction de savoir faire mieux que lui, fut rapidement mise au fait des griefs que les pieds entretenaient et par la force des choses, de ceux des orteils enorgueillis. Elle dramatisa un peu, convaincue qu'une certaine volonté venant d'en-bas saurait fort bien servir ses desseins éventuellement. "Monsieur le Directeur, si vous ne faites rien les pieds pourraient fort bien s'endommager et puis, ces petits ne demandent sommes toutes pas grand chose. De plus, nous en avons les moyens." Pris de court, le Directeur céda avec désinvolture.

   Ainsi, la démonstration était faite que par une action ou inaction conjuguée, certaines parties de l'anatomie pouvaient établir un rapport de force avec la direction et ainsi faire entendre une voix, voire même l'imposer. Ceci déclencha un mouvement à la grandeur du corps: les nerfs s'associèrent à l'encéphale, à la moelle épinière et aux méninges et se nommèrent dorénavant:Centrale du Système Nerveux. Les muscles et les tendons s'unirent pour devenir la Fédération du Travail Quotidien. Oesophage, estomac, intestins, colon et rectum ne devinrent qu'un sous la banière de la Coopérative du Système Digestif. L'Utérus quant-à-lui, se regroupa avec les ovaires et les organes génitaux pour former la Conception Spontanée Qualifiée. A leur tour, les veines, les artères et les petits capillaires s'associèrent et prirent le nom de Système Sanguin. Aussi furent inaugurés le Système Cardio-Respiratoire, le Système Immunitaire et le Système Pileux. Jusqu'aux os, qui se regroupèrent sous une identité globale qu'on nomma Syndicat de la Côte d'Or. Une fois toutes ces brigues assemblées, l'Univers Créatif rédigea une charte des droits de l'Organe et tous se trouvèrent égaux devant la distribution des ressources et privilèges, du Cerveau jusqu'à l'Appendice qui pourtant selon bien des rumeurs, ne servait à rien depuis des générations. Ainsi, une prise de conscience identitaire globale, suivie de la création d'associations localisées avaient entraîné l'émergence d'un rapport de force qui eut pour effet de renforcer un certain équilibre dans le partage des ressources, au prix d'une légère baisse de l'efficacité Corporelle.
  
   Or il advint trois calamités. Premièrement certains se mirent à en faire moins, la charte leur assurant leur pitance qu'importe leur contribution. D'autres qui se savaient productifs se mirent à exiger plus, constatant l'inefficacité des premiers. Mais la pire des trois fut sans aucun doute lorsque plusieurs neurotransmetteurs se mirent à se dévouer à des tâches jusqu'alors inconnues: la négociation et la défense de l'intérêt des membres. Aussi tout le système s'en trouva ralenti mais on s'en accommoda fort bien, les associations trouvant davantage de sécurité dans un système ralenti régit par la convention que dans un système optimal fondé sur la confiance, sujet aux abus de toutes sortes.


 

La métaphore de la crise du foetus

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