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le déclin de la République Corporelle


Chapitre III: Où l'on récolta ce qu'on avait semé



   Un jour lors d'une adresse à la République, le Directeur annonça une nouvelle extradordinaire: Un ovule avait été fécondé et un petit embryon commençait à se développer. Il déclara en outre que de substantielles subventions allaient être octroyées pour ce projet rassembleur. Tous furent ravis par cette annonce et l'on oublia progressivement les querelles, bien que l'on continua de privilégier l'allégeance aux conventions plutôt qu'à la direction. L'embryon grandit et devint Foetus, sa croissance assurée par la compétence du Grand Architecte qui veillait. Or peu avant le neuvième mois suivant la conception, le Directeur fit une annonce malheureuse que personne n'avait vue venir: Un cancer avait été détecté dans le Cerveau de la République Corporelle et semblait à un stade assez avancé pour causer de sérieux dommages. Il préconisa qu'il était dans l'intérêt général que tous acceptent de vivre pendant un moment dans une certaine austérité afin d'allouer les ressources nécessaires au système immunitaire pour qu'il puisse éradiquer la menace. La réaction fut partagée, certains acquiesçant d'emblée, d'autres protestant en invoquant la préservation de leurs acquis, d'autres encore (en particulier la Conscience) accusant le Directeur d'avoir causé le cancer par cette construction illicite dans le Cerveau. Plus souvent qu'autrement le pauvre Directeur céda en tout ou en partie, préférant l'ordre social à la confrontation dans ces temps critiques. Hélas les choses ne s'améliorèrent pas. Le cancer évoluait et le Directeur, qui dut allouer davantage de ressources à son combat décréta que même le Foetus devait faire sa juste part pour combler la pénurie de ressources.

   Le Foetus fut en général d'accord, mais si son coeur manifesta des réserves, se sont ses poings et ses pieds qui s'opposèrent le plus farouchement. Le porte parole Royal Meilleur-Beauparlant rassembla ainsi tous les protestataires et convint que les associations anatomiques qui se trouvaient en désaccord avec la dernière mesure du Directeur, bien que minoritaires, cesseraient leur développement jusqu'à ce que ce dernier entende raison. Ainsi certaines parties du Foetus continuèrent de se développer normalement alors que d'autres, plus récalcitrantes, s'organisèrent pour manifester leur indignation. Dans le tumulte, des coups de poing et des coups de pied furent assénés à la paroi de l'Utérus, ce qui causa des dommages mineurs et dérangea suffisamment les organes avoisinants dans leurs activités quotidiennes pour que les Anticorps interviennent. Constatant cela, la Conception Spontanée Qualifiée prit également position contre les mesures du Directeur et la Conscience quant-à-elle, invita à un dialogue avec le Foetus. Celui-ci disait-elle, n'était en vérité aucunement imputable de la présence du cancer, lequel résultait de la mauvaise gestion du Directeur. Ce dernier pour une fois se montra inflexible, jetant même de l'huile sur le feu à l'occasion par son opiniâtreté. Ensuite s'ensuivit une chaîne d'événements improbables qui plongèrent le corps dans un désordre indescriptible. Un doigt de la main droite revendiqua le droit au développement malgré la majorité du poing et obtint une injonction du Jugement qui stipula que nul ne devait empêcher quiconque de se développer et que les ressources de la Conception Spontanée Qualifiée devaient être livrées. Dans la République, le Majeur de la main gauche clama à qui voulait l'entendre que le Jugement était aussi corrompu que la direction et invita les groupes contestataires à la désobéissance cellullaire. Par conséquent, les autres doigts empêchèrent leur congénère de bénéficier des ressources qui lui étaient destinées et le porte-parole Royal Meilleur-Beauparlant demanda à rencontrer la direction afin de lui soumettre ses pistes de solution pour traiter le cancer sans affecter les ressources dispensées au Foetus. Au terme de plusieurs heures de négociations, une entente de principe fut conclue, mais le porte-parole déclara qu'il ne pouvait s'engager au nom du Foetus et qu'il devait consulter les membres concernés, lesquels rejetèrent l'offre de façon massive. Dans les jours suivants, le rectum du Foetus lâcha un gaz fumigène dans l'Utérus en pleine heure de pointe et sema tout un émoi. Désabusé, le Grand Architecte démissionna. Puis l'Univers Créatif pris position contre le Directeur et la Conscience pria ce dernier de lui céder la place, arguant qu'il était désormais devenu illégitime.

   Le Directeur trouva cela fort grotesque, ce furent ses mots, et il asséna une loi spéciale suspendant la croissance du Foetus pour 3 semaines et contraignant ce dernier à annoncer au moins 8 minutes en avance son intention de donner des coups de poing ou de pied et de dévoiler leur trajectoire afin de ne pas nuire à l'activité biologique quotidienne. Sur ce, le porte-parole Royal Meilleur-Beauparlant se braqua et affirma que plus rien ne pourrait calmer la colère du Foetus, que cette loi brimait sa liberté d'expression et que dans l'éventualité où des gestes regrettables dussent être posés, le Directeur en porterait l'odieux. L'Emotivité devint de plus en plus instable et le pauvre Directeur se trouva pris entre le doigt et l'ongle, ne pouvant ni céder ni résister sans affecter négativement sa notoriété déjà exécrable. Que fit-il alors? Rien, c'est-à-dire, il réfléchit. Maintenant les choses étaient à leur pire: la Conscience le défiait ouvertement, le Jugement n'avait plus la crédibilité qui devait faire sa sagacité, ce Foetus dont il avait à-priori ridiculisé la mièvrerie militante, avait contre toute logique gagné à sa cause l'Emotivité, la Conception Spontanée Qualifiée ainsi que l'Univers Créatif et même la Conscience semblait en faire son petit héro. Comble de malheur, on résistait au Système Immunitaire et on l'accusait même d'être répressif. Bien que l'Unité Centrale de Compilation lui assurait que la grande majorité des membres et organes jugeait les réclamations du Foetus farfelues, une plus grande encore se disait insatisfaite de sa gestion de la République. Tout cela sans parler du cancer qui dévorait le Cerveau et de la commission d'enquête à venir.... Le Directeur se sentait de plus en plus isolé et, dans un moment de lassitude résignée il se dit en lui-même:"Suis-je encore digne de diriger tout cela?" Il sollicita la glande pinéale, pour qui il sembla qu'il eut encore quelque charisme, et la mélatonine fut distribuée dans le flot sanguin. Le corps put ainsi s'abandonner à son sommeil quotidien.

   Comment la symbiose d'une machine aussi bien articulée avait-elle pu dégénérer à ce point? Comment un collectif si prêt à toutes les abnégations dans l'intérêt du bien général avait-il pu sombrer dans ce paradoxal égoïsme solidaire? Comment avait-on pu passer de l'excellence à l'insignifiance? Comment avait-on cessé de se dépasser pour mieux se comparer? Il soumit le problème au raisonnement, lequel au terme de longs et savants calculs conclua que les composantes anatomiques étaient devenues égocentriques à la suite d'un élément déclencheur qui leur avait inculqué un concept tout-à-fait étranger à la République Corporelle: MOI. Le Directeur en resta hagard. Y avait-il possibilité d'inverser le processus? Il soumit de nouveau la question au raisonnement et la réponse fut cette fois instantanée: Pour inverser le mouvement du narcissisme cellullaire, il fallait que le même élément déclencheur prêcha par l'exemple le principe fondateur de la République Corporelle, ce qui signifia qu'il fallût qu'il devienne esclave pour réinsuffler le concept "Etre utile". Le Directeur acquiesça d'un signe de tête plein de remords, mais il compris également que le temps qui lui était imparti allait lui manquer, considérant l'étendue de la maladie.


Chapitre IV: Où le créancier qu'on avait oublié se manifesta



   Alors que tout était assoupi, une silhouette se glissa furtivement dans le coeur et, ayant rassemblé ses Tables de Devis et sa certitude, se rendit jusqu'aux confins de l'âme afin d'y consulter l'oracle.

   "Je sais ce que vous venez faire en ces lieux.", fit le portail spirituel. "Je vais vous dire seulement une chose, avant de vous poser une question. Puis, vous partirez. Vous avez là de forts beaux devis et une bien grande cause, mais sachez que tout cela a un prix. Aussi n'est-il pas toujours exclus qu'après avoir posé ses lèvres sur la coupe du triomphe, il survienne quelquefois que l'on perde davantage que l'on a gagné. Maintenant, êtes-vous convaincu que la justesse de votre cause produira des fruits durables qui transcenderont le tribut versé?"

   Le porteur des Tables, du haut de sa si longue et auguste expérience n'hésita point bien qu'il rougit. A savoir si cela relevait de l'assurance réservée ou de la fierté exhibitionniste, cela n'était pas clair.

   "J'ai beaucoup appris", commença-t-il. "Tout ce que je suis m'affirme que j'ai raison, alors je répond au nom du bien commun: Oui"
   "Alors, ainsi soit-il", conclua l'Oracle.

   L'Apprenti-Directeur se réveilla en sursaut et sentit une vigueur nouvelle l'envahir. La fatigue qui l'oppressait semblait s'être évanouie et son énergie, régénérée. Il y avait longtemps en fait qu'il ne s'était pas senti aussi "compétent" et digne de confiance. Depuis combien de temps en fait? Il l'ignorait. "Cela ferait-il donc si longtemps que je dusse consulter l'unité de mémoire?", s'interrogea-t-il. C'est lorsqu'il s'exécuta que la légèreté de sa belle assurance commença à battre de l'aile: la mémoire était vide... En fait, lui-même se sentait vide. Pur et capable certes, mais vide de quelque repère que ce soit. De plus, tous les signaux qu'il envoyait au système mère demeuraient sans écho. Le système local quant-à-lui, fonctionnait allègrement, si ce n'est des poumons, qui brillaient par leur silence. Soudain, quelque chose se produisit. Tout se mit à trembler et l'Apprenti-Directeur sentit que tout son être était violemment déplacé, comme si une force irrésistible l'aspirait vers des bas-fonds inconnus. L'Emotivité fut la première à briser la torpeur qui semblait paralyser ses facultés. Elle prit d'abord le ton de l'angoisse, puis celle-ci enfanta la panique. L'Apprenti-Directeur constata alors l'ouverture du système nerveux central et en profita pour décréter l'alerte générale. Il accéléra le rythme cardiaque, solicita les glandes surrénales et fit libérer une dose importante d'adrénaline, avant d'envoyer le signal à tous les membres de se tenir prêt à affronter le danger. Une lumière aveuglante éblouit alors la rétine et l'on vit une grande main s'emparer de la tête du corps et tirer sur celle-ci. L'Emotivité cria toute son hystérie. Un stress incroyable rongeait l'intérieur du corps et l'Apprenti-Directeur dépassé par tous ces périls, usa de la dernière carte qui pût jouer: il fit envoyer ce qui restait d'adrénaline vers l'Emotivité et la fit brailler. Les poumons s'activèrent enfin et à cette première bouffée d'air, tout le corps se raidit avant que la peau ne décrète une alerte de froid intense. Le corps fut alors transporté par des bras géants, hostiles et on le laissa sur quelque surface dure. La peau sentit quelque chose l'agresser sur toute sa surface et une douleur intense fut ressentie dans la région du bas de l'abdomen, comme si on y avait sectionné quelque partie. Le corps fut ensuite soulevé par d'autres vilains bras et déposé sur un être dont la chaleur familière l'envahit d'une béatitude intemporelle. Puis les yeux virent un visage magnifique qui le regardait avec la plus grande tendresse. L'espace de quelques secondes, les deux visages se contemplèrent intensément, comme si par cet échange devait se transmettre à la foi un souvenir et une espérance avant quelque événement funeste. Puis les yeux de l'être magnifique s'éteignirent et une larme coula sur sa joue.

   Le nouveau-né chercha d'instinct le sein maternel et lorsqu'il le trouva il tenta de s'y abreuver, mais le lait ne coula point. Le nourisson s'impatienta et l'Apprenti-Directeur dut admettre que quelque chose ne se passait pas alors qu'il dû se passer quelque chose. Il fit ouvrir les paupières et, levant les yeux il se heurta à une vision qui lui fit échapper ses belles Tables de Devis, lesquelles se fracassèrent sur le sol.

  L'Apprenti-Directeur sentit combien il était à présent démuni lorsqu'il comprit que sa mère était morte.

La métaphore de la crise du foetus

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